Titre: “Détournement de Fond”
Auteur: d’Élie Fayad.
Date: Jeudi 23 Juin 2011.
Genre: Editorial… Exercice littéraire, accessoirement journalistique (puisque ce genre d’article ne contient pas d’informations, mais quelques allusions à des faits – pas nécessairement avérés – ou plutôt à des dires). Exercice en fait éminemment politique mais d’un genre particulier. Généralement, il se réduit à une distribution de gommettes ou en l’occurrence à une réprimande (comme en maternelle)… l’éditorialiste devient instituteur qui évalue un élève : “insolence”, “bougeotte”, “trublion”, “il lui arrive, comme c’est le cas ces jours-ci, de dépasser les bornes”, “il s’agite ces jours-ci”.
Total de mots: 804!
Structuration:
– Introduction: 410 mots. Thème: “l’insolence de Michel Aoun” (qui s’achèvent avec 101 mots d’auto-justification et d’auto-congratulation).
– Corps du sujet: 305 mots (dont 100 mots de digression géopolitique). Thème: “Détournement du débat public”
– Conclusion: 89 mots. Thème: “l’agitation de Michel Aoun”.
Analyse descriptive
A l’intérieur de chaque thème, Élie Fayad traite de plusieurs questions qui ne sont pas sans intérêts, mais dont malheureusement les conclusion sont systématiquement détournés à des fins politiques (ou plutôt politiciennes, comme nous le verrons plus tard). Tout d’abord, Elie Fayad décrit un des “fossé[s] de la haine entre Libanais”, celui qui traverse les communautés chrétiennes. D’un côté, nous trouvons les partisans de Aoun “qui se laissent impressionner par [s]es stratagèmes” et interprètent ses prises de positions comme un “signal audible d’une volonté collective de changement”, un signe de sa “différence à l’égard d’une classe politique perçue comme étant complaisante, médiocre, corrompue”. Et de l’autre côté, on trouve les détracteurs de Aoun qui savent que cette “idée” de changement est une “illusion” et qui trouvent ses boutades “déplaisantes”… L’éditorialiste ne cache pas son positionnement, il se range clairement dans ce dernier camp et ne cache pas son mépris de l’autre, gorgé “de nombreux imbéciles à travers le pays”, qui se laisse “impressionner” par ce “troublions”, et se laisse berner par une “illusion” de changement.
En fait, derrière une bonne couche de mépris et une deuxième couche de parti pris, l’analyse d’Élie Fayad est par moments pertinente. Effectivement, les partisans de Aoun sont généralement des personnes qui rejettent la classe politique libanaise “perçue comme complaisante, médiocre, corrompue”… Mais serait-ce juste une question de perception comme le laisse entendre Élie Fayad? Personnellement, je ne vois pas comment on pourrait de manière objective dresser un bilan positif de cette classe politique. Quant aux détracteurs de Aoun, l’éditorialiste indique que généralement, ils sont rebutés par le style de communication de Aoun, et la personnalité qui s’en dégage: “tentatives d’humour”, “un peu de victimisation et de beaucoup de paternalisme protecteur”. Et là aussi, peut-on vraiment leur en tenir rigueur? Le discours du CPL (le parti, la télévision et les porte-paroles) qui se veut “décontracté” et “franc” est indéniablement grossier. Et jusqu’à maintenant ce parti s’est fait surtout remarqué par son style de communication plus que par son action politique.
Ce qu’il y a de plus étonnant dans cette bipolarisation en milieu chrétien autour de la figure de Aoun est le fait que jusqu’à la formation du deuxième gouvernement Miqati, le chef du CPL demeurait un des acteurs politiques les moins importants sur la scène politique en terme de pouvoir, et que finalement il n’existe pas de différences idéologiques importantes entre lui et ses rivaux politiques en milieu chrétien. Le conflit porte sur la géopolitique (d’ailleurs, c’était l’unique thème de campagne dans les circonscriptions chrétiennes durant les dernières élections législatives) et sur la stratégie d’intégration au pouvoir quadripartite (les deux questions étant évidemment intimement liées).
Quant au corps du sujet, celui qui traite de la thématique principale de l’éditorial annoncée par le titre, son analyse descriptive ne semble pas aussi intéressante que sa soumission à une approche plus analytique. Juste un point mériterait d’être traiter, celui qui est suggéré lorsque l’éditorialiste se demande si le général estime que
le mal, la pourriture, la corruption se trouvent dans un camp et pas dans l’autre, ou alors que cet autre est appelé à se purifier à son contact
Élie Fayad met son doigt sur une incohérence fondamentale dans la stratégie de pouvoir du CPL. Afin d’intégrer le jeu politique, ce parti a dû s’allier d’abord à des petits patrons régionaux chrétiens (Suleiman Frangieh au Nord, Michel Murr au Centre et Elias Skaff à l’Est), pour ensuite s’allier à deux piliers du pouvoir quadripartite. Comment est-ce que le CPL justifier son combat contre la corruption et la classe politique en s’alliant à une partie d’entre elle? Ne perd-il pas de sa crédibilité ou fait-il preuve de pragmatisme? ou est-ce que cette alliance est juste une stratégie pour accéder au pouvoir ou a-t-elle d’autres incidences sur le jeu politique?
Approche analytique:
1. Élie Fayad, acteur politique (ou le renversement de la fonction professionnelle)
L’introduction qui fait la moitié de l’article n’a pas beaucoup de sens si l’on se tient à son thème. Elle est aussi peu utile à l’argument de l’éditorialiste que la référence à Emile Zola.
“Que l’impertinence soit parfois salutaire, qu’elle suscite de nécessaires remises en question et brise le ronron de la médiocrité, nul ne saurait le nier. Au moins depuis le « J’accuse » d’Émile Zola, tout le monde convient que la vie publique ne peut que gagner en qualité à être secouée de temps en temps par un cri, une bousculade, un geste d’insolence”.
L’inutilité d’un développement par rapport à l’argument central est en fait un indice qui nous invite à chercher son sens ailleurs que dans l’argument. La référence incongrue au “J’accuse”, par exemple, est manifestement un référent culturel qui agit en tant que marqueur identitaire qui sert à souligner l’appartenance commune du lecteur et de l’auteur à un groupe valorisant (cultivé, francophone, francophile…). De même, consacrer la moitié de l’article à un thème introductif qui aurait bien pu être résumé en deux lignes montre que l’enjeu de ce développement est ailleurs. La clef de ces développement se trouve dans le dernier quart de l’introduction, dans une sous-partie qui sert non seulement où le journaliste justifie sa démarche et s’en félicite.
“l’homme politique – ou le journaliste – qui dénonce l’impertinence de ce dernier ne fait en cela que confirmer son appartenance à l’establishment « pourri » qu’il est nécessaire d’extirper pour que le pays vive et prospère. Après tout, le « combien-Hariri-vous-paie-t-il-à-la-fin-du mois ? » est la phrase fétiche la plus répétée par de nombreux imbéciles à travers le pays et elle le restera encore longtemps. Pour répliquer à Michel Aoun, il faut donc changer de perspective. Ne pas critiquer son insolence, mais au contraire, son… manque d’insolence vraie ou, si l’on veut, son insolence calculée. Car elle l’est à plus d’un titre”.
Nous remarquons ici l’identification extrêmement significative opérée dès le départ entre la figure du politicien et celle du journaliste. Ce tiret, dont la fonction en tant que signe de ponctuation devrait être celle d’encadrer une incise (de la même manière qu’une parenthèse), joue ici un tout autre rôle; celui d’un trait d’union. Effectivement, l’éditorialiste justifie ce rapprochement des deux catégories en laissant entendre qu’ils subissent les mêmes accusations de la part de Michel Aoun. Et suivant la logique, “même ennemi… même combat… mêmes armes”, l’éditorialiste met en commun leur fonction, rend les deux figures solidaires et se permet de glisser d’une catégorie à l’autre sans aucun souci. En fait, la confusion entres les deux figures ne provient pas de ce combat. Elle est manifeste au Liban depuis plusieurs décennies. Les médias ne sont pas un quatrième pouvoir, ce sont des boites à résonance politique, des auxiliaires d’un autre pouvoir, du seul autre pouvoir (qui se moque des distinctions fonctionnelles entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire). Cette confusion a des raisons structurelles (la liberté des médias va de pair avec leur absence d’autonomie financière et politique… et donc éditoriale) mais également conjoncturelles. La polarisation politique qui a marqué le pays depuis 2005 encourage cette solidarité, cette identification, et c’est sans parler de l’assassinat de deux journalistes (qui d’ailleurs relevaient des deux mondes journalistiques et politiques puisque l’un était patron de presse et député et l’autre éditorialiste et mentor de parti) dans une série d’assassinats politiques qui est venu sceller cette solidarité.
Revenons à l’article d’Élie Fayad, voyons comment il entend sa fonction, à travers le phrase qui sert à introduire le thème principal de l’article, et plus précisément à partir d’un verbe auquel il a recourt: “répliquer“. C’est ce qu’entend faire le journaliste: Répliquer à un politicien. C’est comme ça qu’il entend son rôle. Et il ira encore plus loin dans le paragraphe qui suivra puisqu’il accusera le politicien de “sélectivité thématique“, de “détournement” du “débat public […] de ce qui est essentiel pour tous vers ce qui ne l’est que pour quelques-uns“. Ici, Elie Fayad revisite la théorie américaine de l’agenda setting. Elle ne touche plus à l’information, d’ailleurs, vous l’avez remarqué, l’article, comme bien d’autres dans le journal n’en contient aucune. L’Agenda ici est strictement politique. Et le journaliste se propose de poser les priorités et même de définir ce qui est politique.
2. La définition du politique et la détermination des priorités
L’éditorialiste dénonce les priorités de Michel Aoun et présente les siennes. Il appelle cela la “sélectivité thématique”. D’après lui:
“la corruption financière est mise en avant alors que la corruption institutionnelle et toutes les autres formes d’atteinte au droit sont tues. Et pour cause : on y participe copieusement”.
Cette phrase est particulièrement intéressante. La distinction entre “corruption financière” et “corruption institutionnelle” à vrai dire m’échappe. A mon avis, ce n’est que deux faces d’une même réalité. L’enjeu de cette distinction est à trouver ailleurs que dans la définition, peut-être à travers la figure symbolique représentative de chaque face… La figure de Rafik Hariri (ou de son successeur Saad Hariri, ou de son collaborateur Fouad Siniora) semble bien représenter la “corruption financière” en raison de l’instrument privilégié qu’il utilisait pour assoir son pouvoir et son réseau clientéliste. Alors que la figure de Nabih Berri semble bien représenter la “corruption institutionnelle” en raison de l’instrument privilégié qu’il utilise pour assoir son pouvoir et son réseau clientéliste. La distinction entendu de cette manière vise donc à dénoncer l’alliance avec l’une des figures contre l’autre figure… De la même manière, lorsque Élias Fayad mentionne les “autres formes d’atteinte au droit“, il semble viser le Hezbollah… Ce ne sont finalement pas les priorités de CPL qui sont critiqués, mais ses alliances politiques.
En fait, il y a très peu question de politique à proprement parler dans cet éditorial. Comme nous l’avons vu, l’éditorialiste s’intéresse d’abord au discours politique, et plus particulièrement à la communication politique d’un homme. Puis, au moment où il veut rétablir les priorités, il évacue d’une seule phrase expéditive tous les éléments politiques pour s’attarder sur la géopolitique. La digression géopolitique d’Élie Fayad s’étend sur 100 mots. C’est à croire que l’éditorialiste réduit la politique à la géopolitique (ou même les confonds). Et là, il nous livre un indice sur la manière dont il mesure l’importance d’une considération politique, qu’il établit l’ordre de priorité que les politiciens devraient suivre:
“Cette question n’est-elle pas à l’heure actuelle plus angoissante […]?”.
C’est l’angoisse qui détermine la priorité, la question de l’heure. Et cette angoisse est géopolitique… En fait, je me serais pas attardé aussi longtemps sur cet article si la lecture d’Élie Fayad n’était pas symptomatique de l’ambiance politique dans laquelle nous sommes plongés depuis 2005: bipolarisation en milieu chrétien autour d’une figure, mobilisation communautaire en milieu non-chrétiens, militantisme et embrigadement des médias, et l’emprise des émotion, et surtout de l’angoisse. Cela ne fait pas disparaitre le politique, mais obscurcit considérablement son analyse par ceux qui y participent.