Hier, les commissions parlementaires conjointes, réunies sous la présidence de Nabih Berri, ont approuvé l’article 2 de la proposition de loi électorale suggérée par le “Rassemblement Grec-orthodoxe ». Cet article introduit deux nouveautés dans le droit électoral libanais: Il change le mode de scrutin et redéfinit les collèges électoraux. Effectivement:
– un mode de scrutin proportionnel remplace le mode de scrutin majoritaire que le Liban a connu jusqu’à maintenant.
– des collèges électoraux confessionnels remplacent les collèges électoraux pseudo-territoriaux (en réalité patrilinéaire et patriarcaux: le citoyen n’étant pas intégré au collège électoral de son lieu de résidence mais à celui de ses aïeux ou de son mari) auxquels nous nous sommes habitués.
Notons que l’accueil de ses deux changements a été diamétralement opposé. Le premier est applaudi, surtout au sein du monde associatif et journalistique, où un consensus très large s’est constitué autour de ce mode de scrutin bénéficiant d’un préjugé favorable et promu comme “plus démocratique”. Le second quant à lui a suscité une vague d’indignation, surtout au niveau de la presse et de la blogosphère.
Ce changement dans la définition des collèges électoraux est indéniablement difficile à digérer. Non seulement il contredit notre tradition électorale et constitutionnelle, mais il s’oppose de manière brutale à notre idéologie d’État qui est anti-confessionnelle. Il est donc à ce titre triplement dérangeant, mais aussi triplement révolutionnaire.
Une redéfinition allergène et indigeste
Les objections à l’établissement de collèges électoraux confessionnels sont nombreuses. Certaines se basent sur des principes que cette redéfinition des collèges électoraux violerait d’autres s’appuient sur les effets attendus de cette réforme électorale. Les examiner de manière individuelle prendrait trop de temps, surtout qu’il faudrait expliciter les nombreuses suppositions sur lesquelles elles se fondent et rappeler les ambiguïtés de notre système juridique et politique.
Certaines objections sont si farfelues et l’analyse déformée (par des considérations tenant plus à la cohérence idéologique de l’auteur que de ce qu’il observe), que j’étais d’abord tenté de “défendre” ou de “justifier” les collèges électoraux sur base confessionnelle. Mais à vrai dire, j’avais été moi-même choqué par cette proposition lorsqu’elle a été présenté par le “Rassemblement Grec-orthodoxe ». Donc au lieu de répondre aux arguments que d’autres personnes ont formulé, j’ai décidé d’analyser les raisons pour lesquels cette proposition m’avait choqué.
1. L’objection normative: le collège électoral confessionnel comme enfermement: l’établissement de collèges électoraux sur une base confessionnelle restreint le choix de l’électeur aux membres de sa propre communauté-confessionnelle. En d’autres mots, elle le renvoi non seulement à son appartenance confessionnelle, mais elle limite son choix électoral aux membres de sa confession. Notons que notre système électoral renvoi déjà l’électeur à sa confession à travers la manière dont le Ministère de l’Intérieur organise les registres d’électeurs auprès des bureaux de votes. Effectivement, cette organisation des registres se fait généralement sur une base confessionnelle: les électeurs relevant de communautés différentes tendent à voter “à part” même s’ils appartiennent au même collège électoral. (Notons que ce choix particulier d’organisation des registres n’a aucun intérêt sur le plan juridique, mais il se révèle pratique sur le plan politique dans les conflits autour de la représentativité confessionnelle de certains hommes politiques).
Ce n’est donc pas tant le renvoi à l’appartenance communautaire qui dérange dans cette loi, mais le fait qu’elle limite le choix des électeurs aux membres de leurs communautés. Ceci est ressenti comme un « enfermement supplémentaire » du citoyen dans sa communauté-confessionnelle, cette fois-ci sur le plan électoral. Mais est-ce que le fait de voter pour des candidats appartenant à d’autres communautés le “libère” pour autant? Et à quel prix se fait cette impression de “libération” sur le plan de la représentation de certaines communautés et de la représentativité de certains députés? C’est en somme les deux questions auxquelles le “père” de cette loi, Wael Kheir, nous renvoi.
2. L’objection socio-culturelle: inadéquation de ce type de collège électoral à l’inscription socio-culturelle de certains votants: Cette proposition se révèle particulièrement problématique que pour deux types d’individus: ceux qui ne s’inscrivent pas dans leur groupe d’appartenance communautaire (c’est le cas des personnes qui n’ont pas été socialisées dans un groupe communautaire spécifique ou ceux qui le rejettent), et ceux dont le groupe d’appartenance ne correspond pas à celui de leur confession (celui qui ont été socialisées dans un groupe communautaire mixte). C’est en examinant le deuxième type d’individus que l’on réalise le caractère paradoxal de cette proposition de loi. Alors même qu’elle a été élaborée et promue à l’intention des communautés chrétiennes, elle contredit de manière flagrante leur réalité socio-culturelle. Effectivement, le degré d’intégration (ou d’interpénétration) de la majorité des confessions chrétiennes tant sur le plan social, spatial, économique, culturel et politique est tel que leur division en collèges électoraux distincts est difficile à justifier. Mais est-ce qu’elle met en danger ce rapprochement, cette interprétation? Est-ce qu’elle brisera les familles mixtes ou décourageras les mariages mixtes? Est-ce qu’elle aboutira à l’éclatement des partis politiques dont les cadres et la base recouvrent sur plusieurs confessions chrétiennes (CPL, FL, Kataeb,PNL, BN) ou plusieurs communautés religieuses (ex: PSNS)? Ce sont des questions qui sont intéressantes à poser du fait qu’elles peuvent être vérifiées. Une chose est certaine, le système confessionnel n’a pas freiné ce rapprochement et cette interpénétration qui semble augmenter d’une génération à une autre.
3. L’objection conservatrice: le bouleversement de la tradition électorale libanaise: La loi électorale libanaise traduit une certaine conception du “partage du pouvoir” (power sharing) fondée sur le principe de la diversité communautaire dans la représentation politique, la mixité communautaire dans l’élection des représentants et la collaboration trans-communautaire pour l’accès au pouvoir. Effectivement, Toutes les circonscriptions actuelles sont plurinominales, et la majorité est mixte aussi bien au niveau du collège électoral que des sièges parlementaires à pourvoir. Ceci oblige des politiciens appartenant à certaines communautés à s’allier à des politiciens appartenant à d’autres communautés, à courtiser des électeurs appartenant à plusieurs communautés et à envisager comme rivaux principaux des candidats appartenant à leur propres communautés (car c’est contre eux seuls qu’ils concourent). Les effets escomptés de ce système électoral sont multiples: au niveau de la classe politique, il est censé produire une élite trans-communautaire rompue aux alliances trans-communautaires (puisqu’elle doit son accès au pouvoir à une délibération trans-communautaire). Au niveau du discours, il est censé encourager la modération communautaire (puisque l’extrémisme coutera des voix aux politiciens). Au niveau de l’exercice du pouvoir, il est censé conduire à la neutralité communautaire des politiques publiques… Or, les effets escomptés de notre système politique ne se produisent plus ou ont été dévoyés. Comment alors justifier notre attachement à ces mécanismes? Peut-on continuer à refuser d’examiner les raisons de cette neutralisation des effets et ne pas explorer d’autres pistes?