Je suis tombé sur deux articles signés par Sibylle Rizk, journaliste à l’Orient-Le Jour en lisant une vieille édition du Figaro (celle du vendredi 6 août): Le Liban apprend à vivre sans Etat et La rengaine d’Abou Ali. Le premier article se présente comme une analyse de fond, un “éclairage” sur les raisons derrière le classement du Liban au 34e rang des Etats défaillants. Le second article s’ouvre sur un “portrait”, celui d’un chauffeur de service (taxi collectif), Abou Ali. Ce deuxième article nous offre, sans même le réaliser, une clef d’analyse extrêmement précieuse qui nous permet de mieux comprendre le premier. Sibylle Rizk nous apprend que Abou Ali répète continuellement “ما في دولة بهالبلد”, “Il n’y a pas d’État dans ce pays”, “C’est son expression favorite. Il la répète chaque fois que l’un de ses passagers lui raconte ses déboires”. L’ensemble de l’article est construit autour de cette expression favorite d’Abou Ali. La journaliste la prend comme illustration d’une sorte de sagesse populaire. Mais d’un point de vue analytique, on réalise bien que ce n’est qu’une rengaine, une expression creuse qui ne fache personne, une formule consensuelle qui fait l’unanimité. Elle désigne un bouc émissaire en quelque sorte abstrait, une personne morale (comme diraient les juristes), une institution désincarnée. Cette rengaine se veut comme la conclusion d’un raisonnement, mais en fait c’est une premisse. Cette expression fait figure d’une formule magique qui permet à celui qui la profère de faire l’économie de l’analyse d’un problème et de la recherche d’une solution. Cet article nous montre bien que l’usage de cette formule est le même à tous les niveaux: au niveau de la population (à travers l’exemple d’Abou Ali), au niveau des analystes (un économiste et un sociologue), au niveau des journalistes (Sibylle Risk), et même au niveau des ministres (représentés par Charbel Nahas).
Par définition, une prémisse est considérée comme évidente par elle-même. Elle ne nécessite donc aucune démonstration. Et en l’occurrence, tout dysfonctionnement (ou tous les dysfonctionnements) de l’Etat devient l’expression de son absence, et non pas le résultat de quelque défaillance structurelle ou de l’action (volontaire) de ses agents.
Sibylle Rizk se permet de titrer son article “Le Liban apprend à vivre sans Etat”, comme s’il s’agissait de l’Afghanistan. Seulement, ce titre cache une toute autre réalité. L’Etat libanais est de loin le premier acteur économique, le premier employeur, le premier assureur (avec une sécurité sociale dont une large portion de la population bénéficie), le premier éducateur (son réseau est depuis près de deux décennies le premier réseau éducatif du pays), le seule régulateur économique et bancaire, et quasiment le seul acteur public (l’Etat est structurellement extrêmement centralisé et rechigne à reconnaître toute autonomie aux institutions publiques ou à partager le pouvoir avec des autorités locales). On est bien loin d’une absence…
Faux et usage de faux
Charbel Nahas se permet de dire que “L’État comme cadre formel de gestion organisée des affaires de la population n’a cessé de reculer, que ce soit en termes de qualité des prestations ou d’emprise sur la population libanaise». Ceci est absolument faux. L’Etat n’a cessé de s’étendre depuis les années 1940 et à étendre son emprise sur des secteurs de l’économie. Les services qu’ils proposent n’ont cessé de croître. On pourrait à juste titre relever que la qualité de certains services laissent à désirer… mais on ne peut pas prétendre que son emprise sur la population a reculé! L’Etat au Liban est partout. C’est un mammouth colossal dont dépend une grande partie de la population. Et ses décisions affectent tout le monde.
Charbel Nahas surenchérit en disant «La dette publique, qui représente 150 % du PIB, est le reflet le plus éloquent de cet effritement», «Ce qui restait de l’État, à savoir sa fonction financière, a été asservi au bénéfice des groupes subétatiques que l’on appelle “communautés”». C’est également faux. La dette publique est le reflet d’une politique économique, celle des gouvernement successifs de Rafic Hariri (au temps du “mandat” syrien), et non pas «le reflet le plus éloquent de cet effritement». Et en ce qui concerne les bénéficiaires de ce soit disant “effritement”, ce ne sont pas les “communautés” qui restent au Liban des corps non organisés et non représentés (l’Etat ne leur reconnaît pas de representants politiques, mais uniquement des représentants religieux…), mais plutôt des réseaux clientélistes dont les patrons respectifs revendiquent aujoud’hui (tout en s’en défendant) une représentation communautaire (que les institutions ne leur assure pas).
Melhem Chaoul se permet de revisiter l’histoire libanaise à partir de la prémisse “ما في دولة بهالبلد” en la déformant systématiquement. Il oublie que la France nous avait doté d’un système judiciaire aussi compétent qu’efficace, que sous le mandat de Camille Chamoun les capacités de l’Etat ont été renforcés (politique économique, politique étrangère, début de la planification et de l’expansion de l’éducatif publique), que sous Fouad Chehab il y a eu à la fois des reculs et des avancés, que sous Charles Helou l’Etat a renforcé son emprise sur plusieurs secteurs économiques (bancaire et aviation), et que même la guerre civile n’a pas empêché l’accroissement de l’Etat (surtout le secteur éducatif et l’administration publique). Dire que l’Etat Libanais est né incapable est une insulte au pays et à notre intelligence. On croirait entendre Hafez el-Assad dont le discours avait comme seul but de déligitimer le Liban.
Et puis, le pon-pon: “C’est ainsi que le pays a pu fonctionner de novembre 2006 à mai 2008 avec un Parlement bloqué qui déniait toute légitimité au gouvernement en place et que la présidence de la République est restée vacante pendant six mois”. Ceci n’est pas la preuve de l’absence de l’Etat, mais au contraire de sa solidité. Les services ont continué à fonctionner en dépit d’une crise du régime extrêmement grave… une crise du régime qui n’a pas affecté le pouvoir en dépit des blocages institutionnels (qui ont commencé avec la neutralisation du Conseil Constitutionnel et de la présidence de la République par le Quatorze Mars®, et ont été suivi par la neutralisation du Parlement et la déligitimation du gouvernement par le tandem Hezbollah-Amal). Le problème est manifestement pas celui de l’absence de l’Etat mais du comportement de ses agents (surtout les ministres, le Premier ministre et le Président de la Chambre), et de l’absence de mécanismes institutionnels correcteurs (arbitrage, dissolution, révocation…). Mais ceci pourrait fâcher quelques personnes en leur faisant assumer leur responsabilité… donc répétons en coeur: ما في دولة بهالبلد. une formule consensuelle dont l’effet est soulageant.